II

Naturellement, si j’avais jugé nécessaire qu’Emerson gardât le lit, j’eusse fait en sorte qu’il y restât, par un moyen ou par un autre. Cependant, de toute évidence, il était au mieux de sa forme : le lendemain matin, il bondit du lit avec tout le panache de d’Artagnan se préparant à prendre d’assaut La Rochelle. Dédaignant mon assistance, il fixa sur son front un gros carré de sparadrap, apparemment peu soucieux de cacher sa blessure.

J’étais très fâchée contre lui. Le drame primitif du face à face avec nos hommes avait suscité en moi des émotions tout aussi primitives ; j’en fis part à Emerson, lequel me répondit qu’il avait la migraine. C’était une excuse raisonnable, certes, mais je ne pus me défendre d’être piquée.

Bien entendu, je camouflai mes sentiments avec ma dignité coutumière et, le temps que nous partions pour la Vallée, j’étais rassérénée. Le soleil se levait majestueusement derrière les montagnes, à l’est, et ses rayons dorés semblaient nous caresser, tels des bras aimants, de la même manière que les bras du dieu Aton étreignaient le divin roi qui était son fils.

Cette journée, qui commençait pourtant sous d’excellents auspices, se révéla riche en calamités. À peine arrivés au tombeau, nous nous trouvâmes face à l’imam. Il se lança dans une harangue enflammée, brandissant un long bâton, nous menaçant de mort et de damnation, pointant un doigt vengeur sur le front pansé d’Emerson afin de souligner la dernière manifestation de la malédiction des pharaons.

Emerson a beau le nier, je suis convaincue qu’il prend plaisir à ces affrontements. Les bras croisés, il écouta avec un air d’ennui courtois. Une fois, même, il bâilla. Au lieu d’interrompre l’imam, il le laissa pérorer à satiété. Et, bientôt, l’inévitable se produisit : l’assistance, à son tour, montra des signes d’ennui, et la joute oratoire tant espérée se réduisit à un simple monologue. L’imam, à court d’anathèmes, cessa finalement d’éructer. Emerson attendit encore un peu, la tête penchée de côté, puis s’enquit poliment :

— Est-ce tout ? Merci, Saint Homme, pour cette homélie.

Et, contournant respectueusement le religieux furieux, il disparut dans la tombe.

Moins d’une heure plus tard se produisit une nouvelle perturbation. Entendant des éclats de voix en provenance du sépulcre, je descendis voir de quoi il retournait. Karl et Mr. Milverton se faisaient face, raidis dans une attitude belliqueuse. Milverton était campé sur ses pieds écartés, poings levés ; Karl, maîtrisé par Emerson, se débattait et exigeait qu’on le relâchât afin d’administrer à son adversaire un châtiment de nature non spécifiée. Une ecchymose, sur la mâchoire de Karl, montrait que le pugilat avait dépassé le stade purement verbal.

— Il a insulté miss Mary ! cria Milverton sans se départir de sa posture combative.

Karl se lança dans un discours enflammé en allemand. Ce n’était point lui, mais Milverton, qui avait insulté la demoiselle ; mécontent de ses remontrances, Milverton l’avait frappé.

Le teint de Milverton, d’ordinaire pâle, vira au cramoisi. Le combat eût certainement repris si Emerson, d’une main de fer, n’avait empoigné le biceps de l’un et immobilisé l’autre en l’attrapant au collet.

— C’est ridicule ! s’exclama Mary.

La jeune fille, qui était restée en retrait sans mot dire, s’avança, les joues empourprées et le regard fulgurant. Elle était d’une beauté saisissante, à tel point que les hommes – y compris mon époux – cessèrent de se disputer pour la contempler avec une admiration non dissimulée.

— Personne ne m’a insultée, déclara-t-elle. Je vous sais gré de vouloir me défendre, tous les deux, mais vous êtes des nigauds. Je vous prie maintenant de vous serrer la main et de faire amende honorable, comme de bons garçons.

Ce discours – accompagné d’une œillade langoureuse, répartie en toute impartialité entre Milverton et Karl – ne contribua guère à améliorer les relations entre les deux rivaux, mais les contraignit à faire semblant de se réconcilier. Ils se saluèrent froidement du bout des doigts. Mary sourit. Emerson leva les bras au ciel. Je retournai à mon tas de déblais.

En début d’après-midi, Emerson vint me rejoindre.

— Comment ça va ? s’enquit-il, jovial, en s’éventant avec son chapeau.

Nous devisions tranquillement de choses et d’autres quand, soudain, il regarda derrière moi. Je le vis changer de contenance de façon si effrayante que je me retournai, alarmée.

Un extravagant cortège approchait. En tête venaient six hommes titubants, ployant sous le faix de deux longs brancards sur lesquels était juchée une structure carrée, entièrement entourée de rideaux, qui oscillait dangereusement. Une longue file d’indigènes en turbans et djellabas escortait l’apparition.

La procession se fraya laborieusement un chemin jusqu’à nous. Je repérai alors, marchant derrière le palanquin, un homme vêtu à l’européenne. Il était coiffé d’un chapeau rabattu sur les yeux, mais quelques mèches de cheveux roux s’en échappaient, trahissant une identité qu’il ne semblait guère enclin à afficher.

Haletants, en sueur, les porteurs firent halte et abaissèrent les brancards. Malheureusement, ils ne procédèrent pas à l’unisson, de sorte que la litière bascula, déversant sur le sol une forme trapue, qui se mit à pousser des cris de douleur et d’indignation. J’avais déjà pressenti qui pouvait être l’occupante de cette insolite chaise à porteurs. Personne d’autre, à Louxor, n’aurait eu l’idée de se déplacer dans un tel équipage.

Mrs. Berengeria portait sa robe de lin, piètre copie des exquises robes plissées qui paraient, au temps des pharaons, les dames de la noblesse. Son vêtement s’était retroussé dans sa chute, dévoilant une fort peu ragoûtante portion de chair grasse, livide. Sa perruque noire, environnée d’une nuée de petits insectes, lui était tombée sur le nez.

Les poings sur les hanches, Emerson considéra la femme qui se tortillait à ses pieds.

— Eh bien ! O’Connell, aidez-la donc à se relever. Et si vous voulez éviter une scène déplaisante, remettez-la dans cet engin ridicule et emmenez-la d’ici.

— Mr. O’Connell n’a nul désir d’éviter les scènes, intervins-je. Il est là pour les provoquer.

Mon commentaire acerbe rendit au jeune homme tout son aplomb. Il sourit et repoussa son chapeau sur la nuque, à un angle canaille.

— Vous me peinez, madame Emerson. Quelqu’un voudrait-il me donner un coup de main ? Je ne pourrai pas y arriver tout seul, vrai de vrai.

Affalés par terre, les porteurs haletaient et juraient. De toute évidence, il ne fallait espérer aucune aide de leur part. Voyant qu’Emerson n’avait nullement l’intention de toucher Mrs. Berengeria, je joignis mes efforts à ceux de Mr. O’Connell pour tenter de la hisser sur ses pieds, et nous y parvînmes. Dans l’aventure, toutefois, je me froissai plusieurs muscles du dos.

Alertés par le charivari, les autres émergèrent du tombeau. J’entendis distinctement Mary proférer un mot tout à fait malsonnant dans la bouche d’une jeune Anglaise bien élevée.

— Au nom du ciel. Mère, que faites-vous ici ? Vous n’auriez pas dû venir. La chaleur… la fatigue…

D’une tape, Mrs. Berengeria chassa la main que sa fille avait posée sur son épaule.

— J’ai été appelée ! J’ai reçu l’ordre de venir. Je me devais de transmettre l’avertissement. Éloigne-toi d’ici, mon enfant !

— Crénom ! marmonna Emerson. Plaquez-lui une main sur la bouche, Amelia, vite !

Je n’en fis rien, vous pensez bien. Le mal était fait : les touristes, les indigènes qui avaient accompagné le palanquin – tous écoutaient avec avidité.

Adoptant une attitude hiératique, la dame enchaîna :

— L’appel m’est venu alors que je méditais devant le sanctuaire d’Amon et de Sérapis, le dieu des enfers. Danger ! Calamité ! Malgré l’effort que requérait cette mission, il était de mon devoir de venir mettre en garde ceux qui profanent la tombe. Grâce à son cœur de mère, une femme agonisante a trouvé la force de voler au secours de son enfant…

— Mère ! cria Mary en tapant du pied. Peut-être la divine Cléopâtre avait-elle offert cette apparence lorsqu’elle défiait César. Encore fallait-il se représenter Cléopâtre en jupette et corsage, les yeux remplis de larmes amères.

Mrs. Berengeria se tut, mais uniquement parce qu’elle avait terminé son allocution. Sa petite bouche mesquine arborait un sourire satisfait.

— Je vous fais mes excuses, Mère, dit Mary. Je ne voulais pas être effrontée, mais…

— Je te pardonne.

— Mais vous ne devez pas tenir ce langage. Il vous faut rentrer immédiatement.

L’un des porteurs, qui comprenait l’anglais, poussa un ululement et s’adressa à Mary dans un arabe virulent. Malgré les explétifs et les complaintes qui ornaient son discours, la moelle en était relativement simple : il avait l’échine rompue, ses amis avaient l’échine rompue – bref, ils ne pourraient pas porter la dame un pas de plus.

Emerson régla la difficulté grâce à un savant alliage de menaces et de corruption. Lorsque le bakchich eut atteint un niveau suffisant, les porteurs s’avisèrent que, en fin de compte, ils n’avaient pas du tout l’échine rompue. Nous fourrâmes sans cérémonie Mrs. Berengeria dans son palanquin, opposant une farouche résistance à ses efforts pour étreindre Emerson, qu’elle appelait affectueusement Ramsès le Grand, son amant et époux. Avec des gémissements pitoyables, les porteurs se préparaient à soulever la litière quand, une fois de plus, la tête échevelée de la dame apparut entre les rideaux.

— À Baskerville House ! ordonna-t-elle.

— Non, Mère ! s’insurgea Mary. Lady Baskerville ne tient pas… Il serait inconvenant de lui rendre visite sans y être invitée.

— Une œuvre de merci ne requiert pas d’invitation. Je vais jeter le manteau de ma protection sur cette maison maudite. Par la prière et la méditation, j’écarterai le danger.

Descendant subitement de ses hauteurs éthérées, elle ajouta :

— J’ai également apporté tes affaires, Mary. Tu n’auras pas besoin de retourner à Louxor ce soir.

— Vous… vous voulez dire que vous envisagez d’y séjourner ? hoqueta Mary. Voyons, Mère, vous ne pouvez pas…

— Je n’ai certainement pas l’intention de passer une nuit de plus dans cet hôtel où j’ai manqué d’être assassinée hier dans mon lit !

— Pourquoi n’écartez-vous pas le danger par la prière et la méditation ? m’enquis-je.

Mrs. Berengeria me foudroya du regard.

— Vous n’êtes pas la maîtresse de Baskerville House. Que la lady refuse de m’héberger, si elle le peut ! – Elle aiguillonna le porteur le plus proche.

— Allons, en route !

— C’est peut-être aussi bien ainsi, glissai-je à Emerson. Nous pourrons la surveiller si elle habite sous le même toit.

— Quelle effroyable perspective ! Franchement, Amelia, je ne pense pas que Lady Baskerville…

— Dans ce cas, retenez-la. Je ne sais comment vous y parviendrez, à moins de la ligoter et de la bâillonner. Mais si tel est votre désir…

— Ah, bah ! dit Emerson en croisant les bras. Je me lave les mains de toute cette affaire.

Mary, submergée de honte, avait également renoncé à s’interposer. Voyant qu’elle avait gagné, Mrs. Berengeria se permit un sourire de crapaud. La procession s’ébranla, laissant dans son sillage Mr. O’Connell, petite baleine échouée sur une plage de sable fin.

Emerson se tourna vers lui, la poitrine soulevée d’indignation, mais Mary le prit de vitesse :

— Comment avez-vous osé, Kevin ? Comment avez-vous pu l’encourager à faire cela ?

— Mais j’ai tout essayé pour l’en dissuader, ma chère, vrai de vrai ! Que pouvais-je bien faire, sinon l’accompagner pour la protéger en cas de besoin ? Vous me croyez, au moins, Mary ?

Il lui prit la main. Elle se dégagea brusquement, avec un geste d’ineffable dédain, et des larmes de détresse brillèrent dans ses yeux. Vivement, elle se détourna et rebroussa chemin vers la tombe.

Le visage de Mr. O’Connell s’allongea. Ceux de Karl et de Milverton arborèrent une même expression de satisfaction hautaine. Comme un seul homme, ils tournèrent les talons et suivirent Mary.

Croisant mon regard, O’Connell haussa les épaules et esquissa un sourire.

— Épargnez-moi vos commentaires, madame Emerson. Je rentrerai bientôt dans ses bonnes grâces, n’ayez crainte.

— Si les journaux publient un seul mot sur cet incident… commençai-je.

— Mais qu’y puis-je ? D’ici ce soir, tous les journalistes de Louxor seront au courant, s’ils ne le sont pas déjà. Je perdrais mon travail si je laissais mes sentiments personnels prendre le pas sur mes devoirs envers mes lecteurs.

Voyant qu’Emerson commençait à gronder et à piaffer, tel un taureau sur le point de charger, je conseillai à Mr. O’Connell de prendre le large. Il me dédia un large sourire. Avec l’aide de Mr. Vandergelt, je parvins à éloigner mon mari, qui, après un intervalle de profonde cogitation, déclara d’un air lugubre :

— En définitive, Vandergelt, je crois que je vais accepter votre proposition. Non pas pour protéger les dames, mais pour me protéger d’elles.

— Vous m’en voyez ravi, dit l’Américain.

En regagnant mon tas de déblais, je constatai que Mr. O’Connell avait pris le large. Tout en me livrant à la tâche méthodique et monotone qui consistait à tamiser les débris, je méditai une idée qui m’était venue durant ma conversation avec le jeune journaliste. Celui-ci était visiblement prêt à encourir de bon cœur des violences physiques afin d’obtenir la matière d’un article – et, tôt ou tard, Emerson lui donnerait cette satisfaction si on l’y encourageait.

Puisque nous ne pouvions pas nous débarrasser de ses assiduités, pourquoi ne pas le mettre de notre côté et obtenir un droit de regard sur ses reportages en lui offrant l’exclusivité de nos impressions ? S’il voulait préserver cette avantageuse position, il lui faudrait accéder à nos désirs et se garder de provoquer mon irascible époux.

Je fus tentée de soumettre sur-le-champ mon plan à Emerson ; toutefois, étant donné que sa réaction première à mes suggestions est généralement négative, je décidai d’attendre un peu, le temps qu’il fût remis de notre dernière rencontre avec Mrs. Berengeria.

Un événement alarmant se produisit dans le courant de l’après-midi : une partie du plafond du couloir s’effondra, manquant de peu l’un de nos hommes. Le vacarme et le nuage de poussière qui s’élevait de l’escalier suscitèrent parmi les badauds un frémissement d’excitation et me firent accourir au galop. À travers le brouillard, je distinguai à peine Emerson, qui s’essuyait le visage avec sa manche en jurant copieusement.

— Nous devrons étayer le plafond et les murs au fur et à mesure que nous avancerons, annonça-t-il. J’avais bien remarqué que la roche était en mauvais état, mais j’espérais que cela irait en s’améliorant. Il semble malheureusement que ce soit l’inverse. Abdullah, envoyez Daoud et son frère chercher du bois et des clous à la maison. Crénom, voilà qui va encore ralentir le chantier !

— Mais ce doit être fait, dis-je. Un accident grave convaincrait les gens qu’il y a bel et bien une malédiction.

— Merci pour votre sollicitude, grogna Emerson. Que faites-vous ici, au fait ? Retournez au travail.

Manifestement, le moment était mal choisi pour lui exposer mon plan concernant Mr. O’Connell.

Nul ne peut m’accuser d’être une épouse dénuée de tout esprit critique, en adoration devant son mari. Je suis pleinement consciente des nombreux défauts d’Emerson. En l’occurrence, toutefois, son humeur exécrable me parut une manifestation de cette force de caractère, quasi surnaturelle, qui conduit certains hommes à accomplir des exploits qui dépassent leurs ressources purement humaines. Les sinistres prédictions de Mrs. Berengeria, suivies de près par l’effondrement du plafond, avaient rendu plus ombrageux encore un tempérament qui, par ailleurs, n’était pas resté insensible aux catastrophes qui avaient précédé. Un homme de moindre qualité que mon époux eût peut-être renoncé à sa mission ce jour même.

Hélas, la majestueuse autorité d’Emerson est mâtinée, dans le domaine privé, d’une arrogance que toute femme moins compréhensive que moi ne tolérerait pas un instant. Si je m’y résignais, c’était uniquement parce que j’étais tout aussi désireuse que lui de voir avancer le chantier à un rythme soutenu.

La nuit approchait lorsque Emerson renvoya les hommes harassés, et ce fut un groupe épuisé qui s’engagea sur le sentier escarpé. J’avais tenté de persuader Mary de prendre le chemin le plus long, à dos d’âne, mais elle insista pour nous accompagner. Bien entendu, nos deux jeunes hommes la suivirent comme des moutons. Vandergelt était parti plus tôt, déclarant qu’il nous retrouverait à la maison après être passé prendre ses bagages à l’hôtel.

J’étais toujours aussi fière de mon idée d’enrôler Mr. O’Connell sous notre bannière, mais je me gardai bien d’en parler à Emerson. Les mains dans les poches, tête basse, il cheminait dans un sombre silence. En sus des autres désastres de la journée, les dernières heures de labeur avaient mis au jour une découverte inquiétante. Nos hommes avaient déblayé le corridor sur presque dix mètres, révélant enfin la figure d’un personnage royal, sans doute le propriétaire de la tombe. Hélas ! la tête de ladite figure avait été sauvagement martelée, de même que le nom royal inscrit au-dessus. Cette preuve que la tombe avait été profanée nous consternait tous. Avions-nous évacué des montagnes de débris pour seulement découvrir, au bout du compte, un sarcophage vide ?

Cette crainte, à elle seule, eût suffi à justifier le silence morose de mon mari. La perspective d’affronter Mrs. Berengeria et Lady Baskerville – laquelle ne serait sans doute pas d’humeur folâtre – le déprimait encore davantage.

Si Mary était préoccupée par l’embarrassante situation qui l’attendait à la maison, elle n’en laissait rien paraître. Elle marchait en tête avec ses chevaliers servants ; je l’entendais bavarder joyeusement, et même rire. Je notai qu’elle donnait le bras à Karl et s’adressait en priorité à lui. Milverton, de l’autre côté, s’efforçait en vain d’attirer son attention. Au bout d’un moment, il fit halte et laissa ses compagnons prendre de l’avance. En arrivant à sa hauteur, je vis qu’il observait avec un poignant désarroi la mince silhouette de la jeune fille.

Emerson passa son chemin sans même accorder un coup d’œil au jeune homme désolé. Pour ma part, je ne me sentis pas le droit de négliger des symptômes si évidents de misère morale. En conséquence, je pris le bras de Milverton et lui demandai assistance. Je n’ai aucun scrupule à recourir au mensonge et à feindre l’épuisement lorsque les circonstances l’exigent.

Milverton eut une réaction de gentleman. Nous marchâmes quelque temps en silence, puis, comme je m’y attendais, son cœur blessé chercha du réconfort dans la conversation.

— Que peut-elle bien lui trouver ? explosa-t-il. Il est quelconque, pédant et pauvre !

Je fus tentée de rire à l’énoncé de ce catalogue allitératif de défauts. Je me bornai à secouer la tête en soupirant.

— Je crains qu’elle ne soit une flirteuse impénitente, monsieur Milverton.

— Permettez-moi de vous contredire, répliqua-t-il avec feu. Mary est un ange.

— Elle a, certes, la beauté d’un ange.

— À qui le dites-vous ! Elle me fait penser à cette reine égyptienne, je ne me rappelle plus son nom…

— Néfertiti ?

— Tout juste. Et sa silhouette… observez cette démarche gracieuse…

Ce n’était point chose facile, car – je m’en aperçus avec un certain malaise – le crépuscule était bien avancé. À la lumière du jour, le sentier était déjà dangereux ; la descente ne serait pas aisée dans l’obscurité. De plus, la nuit servirait de refuge à nos ennemis. Je me pris à espérer que l’entêtement d’Emerson ne nous exposerait point à un accident, voire pis. Je hâtai le pas et resserrai mon étreinte sur le bras de Milverton. Les autres nous avaient maintenant largement distancés ; Emerson n’était plus qu’une ombre qui se découpait sur le ciel étoilé.

Milverton continuait d’accabler Mary, tour à tour, de louanges et de reproches. Maîtrisant mon appréhension, je tentai de lui faire voir la situation à la lumière calme de la raison.

— Peut-être nourrit-elle des doutes sur vos intentions, monsieur Milverton. Elles sont, je présume, parfaitement honorables ?

— Vous me blessez au plus haut point, madame Emerson ! Mes sentiments sont si profonds, si respectueux…

— En ce cas, pourquoi ne les exprimez-vous pas à celle qui en est l’objet ? Lui avez-vous fait votre demande ?

— Comment le pourrais-je ? soupira-t-il. Qu’ai-je à lui offrir, dans la situation…

Il s’interrompit net, retenant son souffle.

Je crois, en vérité, que ma propre respiration s’arrêta un instant, tandis que s’imposait à moi la signification de cette pause révélatrice. S’il avait conclu sa phrase par ce mot, s’il l’avait laissée se perdre dans le douloureux silence de l’indécision, j’eusse supposé qu’il parlait de sa position subalterne, de sa jeunesse, de son manque de sécurité financière. Mon instinct de détective – fruit d’une aptitude naturelle et d’une expérience non négligeable – m’indiqua aussitôt la véritable raison de sa soudaine réticence. Le confortable manteau d’obscurité et l’influence lénifiante d’une oreille féminine compatissante lui avaient fait baisser sa garde. Il avait été à deux doigts de passer aux aveux !

L’instinct du détective, quand il est en action, abolit sans remords toute considération d’ordre sentimental. J’ai honte d’avouer que mes paroles suivantes me furent dictées non par la sollicitude, mais par la ruse. J’étais résolue à briser sa résistance, à lui extorquer une confession.

— Votre situation est épineuse, lui dis-je. Mais je sais que Mary, si elle vous aime, vous soutiendra. N’importe quelle femme digne de ce nom aurait cette attitude.

— L’aura-t-elle ? L’auriez-vous ?

Il se tourna vers moi et me prit par les épaules.

J’admets qu’une vague appréhension tempéra mon ardeur de détective. Dans les ténèbres maintenant complètes, la haute silhouette de Milverton me dominait comme une créature de la nuit. Je sentis son haleine brûlante sur mon visage, je sentis ses doigts s’enfoncer douloureusement dans ma chair. Je me fis la réflexion que j’avais peut-être commis une légère erreur de jugement.

Au moment où j’allais me livrer à un acte ridicule, tel qu’appeler à l’aide ou frapper Mr. Milverton avec mon ombrelle, la pleine lune émergea au-dessus des falaises. La lueur argentée me permit de voir le visage du jeune homme, que, dans son élan, il avait approché du mien. Je constatai alors, à mon vif soulagement, que ses traits séduisants exprimaient l’anxiété et la détresse, sans nulle trace de la folie que j’avais redouté d’y trouver.

La même lumière permit à Mr. Milverton de voir mon visage, lequel devait trahir une certaine inquiétude. Aussitôt, il me relâcha.

— Pardonnez-moi, je… je ne suis pas moi-même, madame Emerson. Depuis quelques semaines, je suis à moitié fou. Je ne puis endurer plus longtemps ce calvaire. Il faut que je parle. Puis-je me confier à vous ?

— Vous le pouvez ! m’écriai-je.

Le jeune homme prit une profonde inspiration et se redressa de toute sa hauteur, carrant ses larges épaules. Ses lèvres s’entrouvrirent.

À cet instant précis, un cri strident, prolongé, se répercuta dans la vaste étendue de rocaille. Je crus d’abord que Mr. Milverton hurlait à la lune, tel un loup-garou, mais non : il semblait tout aussi surpris que moi. La lune était à présent complètement levée et, tandis que je scrutais les alentours, cherchant l’origine du lugubre cri, un spectacle alarmant s’offrit à ma vue.

Emerson traversait le plateau à toute allure, sautant par-dessus les rochers et franchissant d’un bond les crevasses. Il était suivi d’un nuage de poussière argentée, et ses cris inhumains, associés à cette escorte ectoplasmique, avaient de quoi frapper de terreur un esprit superstitieux. Il venait dans notre direction, mais en biais par rapport au sentier. Agitant mon ombrelle, je me lançai dans une course propre à croiser sa trajectoire.

Je parvins à l’intercepter, car j’avais correctement évalué les angles d’intersection. Le connaissant bien, je ne tentai pas de le stopper en lui touchant le bras ou en l’agrippant par la manche ; je me jetai contre lui de tout mon poids. Nous culbutâmes ensemble sur le sol, et Emerson se retrouva au-dessous.

Lorsqu’il eut repris son souffle, la scène éclairée par la lune retentit à nouveau de l’écho de ses cris, à présent blasphématoires et quasiment tous dirigés contre moi. Je m’assis sur un rocher voisin et attendis qu’il se calmât.

— C’en est trop, commenta-t-il en se mettant sur son séant. Non seulement je suis la cible de tous les maniaques religieux de Louxor, mais ma propre femme se retourne contre moi ! J’étais en chasse, Amelia… en chasse ! Sans votre intempestive intervention, j’aurais attrapé le gredin.

— Je puis vous certifier le contraire. À part vous, il n’y avait personne en vue. Sans doute se sera-t-il faufilé entre les rochers pendant que vous couriez dans tous les sens en bramant. Qui était-ce ?

— Habib, je suppose. J’ai seulement aperçu un turban et une djellaba. Crénom, Amelia, j’étais sur le point…

— Et moi, j’étais sur le point d’être la dépositaire d’une confidence de Mr. Milverton, dis-je avec la plus grande contrariété. Il s’apprêtait à confesser son crime. Je souhaiterais que vous appreniez à refréner cet enthousiasme juvénile qui vous incite à agir avant de…

— Que ne faut-il pas entendre ! s’exclama Emerson. « Enthousiasme » est un mot trop aimable pour décrire la vanité invétérée qui vous incite à croire…

Les autres nous rejoignirent avant qu’il ait pu aller jusqu’au bout de sa remarque insultante. S’ensuivirent des questions inquiètes et des explications. Puis nous reprîmes la route, Emerson concédant à contrecœur qu’il était inutile de continuer à poursuivre quelqu’un qui s’était volatilisé depuis longtemps. Il prit la tête de la procession, en se massant la hanche et boitant avec ostentation.

De nouveau, je me trouvai à côté de Mr. Milverton. Comme il m’offrait son bras, je vis qu’il réprimait à grand-peine un sourire.

— J’ai entendu sans le vouloir une partie de votre conversation… commença-t-il.

J’essayai de me rappeler ce que j’avais dit. J’avais parlé de « confession », j’en étais sûre. Toutefois, lorsque Milverton enchaîna, je constatai avec soulagement qu’il n’avait pas surpris cette partie de mon dialogue.

— Je ne voudrais pas être insolent, madame Emerson, mais je suis intrigué par les relations que vous entretenez avec le professeur. Était-il vraiment nécessaire de l’envoyer au tapis ?

— Naturellement. Hormis la violence physique, rien ne peut arrêter Emerson quand il est en rage ; or, si je ne l’avais pas stoppé, il aurait continué de galoper jusqu’à tomber par-dessus la falaise ou se prendre le pied dans une fissure.

— Je vois. Pourtant, il n’a pas semblé, euh… apprécier votre sollicitude à son endroit.

Emerson, qui persistait à boiter d’une manière puérile et peu convaincante, n’était pas loin devant nous, mais je ne pris pas la peine de baisser la voix pour répondre :

— Oh ! il est ainsi fait. Comme tous les Anglais, il ne voit aucun inconvénient à étaler ses sentiments en public. Dans le privé, je vous assure, il est le plus tendre et le plus attentionné des…

N’y tenant plus, Emerson se retourna et cria :

— Dépêchez-vous, tous les deux ! Qu’est-ce que vous avez à traînasser ?

Ainsi, à mon grand dépit, j’abandonnai tout espoir de regagner la confiance de Milverton. Tandis que nous descendions la pente sinueuse et escarpée, je n’eus pas l’occasion d’avoir une conversation privée avec lui. Nous n’avions parcouru qu’une courte distance vers la maison, dont on voyait briller les lumières à travers les frondaisons des palmiers, quand nous rencontrâmes Mr. Vandergelt. Inquiet de ne pas nous voir rentrer, l’Américain était parti à notre recherche.

En entrant dans la cour, Milverton me prit la main.

— Vous parliez sérieusement ? murmura-t-il. Vous m’avez assuré…

Une étincelle d’exultation jaillit des braises de mon espoir moribond.

— Oui, lui répondis-je sur le même ton. Ayez confiance en moi.

— Que signifient ces messes basses, Amelia ? bougonna Emerson. Pressez-vous, que diable !

Au prix d’un effort surhumain, je parvins à me retenir de l’assommer avec mon ombrelle.

— J’arrive, répondis-je. Allez devant.

Nous étions presque à la porte lorsque j’entendis une voix chuchoter à mon oreille :

— Minuit, dans la loggia.

La malédiction des pharaons
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